"Il n'a pas eu besoin de souffler, souffler, souffler... Le grand méchant loup est entré par la porte. Il faisait les yeux doux et miaulait comme un chaton devant maman. Mais, avec moi, il avait le regard froid et les canines coupantes. La lune de miel goûtait le citron." Ainsi commence la descente aux enfers d'une fillette, dont la maman tombe amoureuse d'un homme violent. Au fil des jours, les sourires sirupeux laissent place à des hurlements, des assiettes brisées, des gros mots impossibles à rapporter et des crises de colère qui éclatent pour des broutilles. Alors que le sourire de sa maman tombe en "entraînant dans sa chute ses épaules et son dos", la narratrice tente de se faire toute petite et d'adopter un comportement exemplaire, ce qui n'empêche pas la brute de lui laisser des bleus, qu'elle dissimule sous des manches longues en dépit des grandes chaleurs. Parce que ses maisons de couvertures n'arrivent pas à la protéger, la fillette construit un rempart de briques autour de son coeur et ferme très fort les yeux. Elle ne les ouvrira que le jour où sa maman les entraîne précipitamment dans une fuite salvatrice vers une maison d'hébergement, remplie de louves et de louveteaux, qu'aucun méchant loup ne réussira à détruire, même en s'essoufflant. [SDM]
Une fable poignante et bouleversante sur la violence familiale, qui est évoquée à hauteur d'enfant avec une justesse, une sensibilité et une force admirables par le biais d'une narration à la première personne et d'une métaphore extrêmement bien filée autour d'une figure phare des contes pour enfants. La montée de la violence est décrite avec une puissance terrifiante en multipliant avec efficacité les clins d'oeil au conte des trois petits cochons, alors que la fillette tente de se protéger de son bourreau avec un mur de couvertures pas plus efficace qu'un tas de paille, puis d'une porte en bois que la brute traverse sans frapper. La tension va ainsi crescendo jusqu'à la chute pleine d'espoir, mais loin d'être idyllique, où la fillette retrouve enfin le sommeil, même si sa maman pleure à ses côtés. La détresse, l'impuissance et la frayeur ressenties par la fillette dans ce voyage au bout de la nuit sont superbement appuyées par des compositions entre la peinture et le pastel gras, qui marient un trait rebondi à une palette tout en douceur afin de créer un univers faussement feutré et chaleureux, que vient contredire un ingénieux travail sur les cadrages, les perspectives et les jeux d'ombres et de lumière. Peint en brun expresso, le canidé à la silhouette anguleuse domine les scènes, surplombant les menues héroïnes, qui se retrouvent dans son ombre, qui évitent son regard et qui mangent les épaules voûtées, tandis qu'il lit son journal en leur tournant le dos avec une prestance et un air suffisant qui traduisent bien l'emprise qu'il détient sur elles. Un album troublant, mais nécessaire, qui constitue un outil d'intervention magnifique en abordant une malheureuse réalité suivant un angle d'une originalité terriblement efficace. [SDM]